Le Maroc, ses plages, son despote…

C’est un film maudit. De ceux qui, au confluent d’intérêts géopolitiques névralgiques, combinent toutes les chausse-trapes pour ne jamais voir le jour. Il dresse un portrait sans concession de notre ami Mohammed VI, explore les coulisses de son pouvoir, éclaire les dessous de sa puissance financière. Si le film existe, c’est grâce à la ténacité de son producteur, Premières Lignes, à qui l’on doit notamment Cash investigation, sur France 2, et de son réalisateur, Jean-Louis Pérez, qui ont tenu bon malgré un tournage semé d’embûches et de tentatives de déstabilisation. Petite chronique de la fabrication chahutée d’un documentaire sur un sujet jamais traité à ce jour par la télévision.
La première « péripétie » survient très vite, trois jours seulement après le début du filmage au Maroc, en février 2015. « On m’avait dit « fais gaffe ». J’avais beau trouver ceux qui me mettaient en garde un poil parano, je les ai écoutés. J’ai pu sauver mes rushes », se souvient Pérez. Alors que lui et son cameraman Pierre Chautard — qui travaillent pour l’agence Premières Lignes — sont à Rabat, dans les locaux de l’Association marocaine des droits de l’homme, pour une interview, ils sont vigoureusement interpellés par une trentaine de policiers pour défaut d’autorisation officielle. « On l’avait demandée, mais on ne l’obtenait pas. Alors on est parti avec un visa de tourisme. » Leur matériel est saisi, ils sont expulsés. « Heureusement, j’avais anticipé le risque d’une arrestation et j’avais calé les interviews les plus importantes au début du tournage. Cela a sauvé le film, mais j’étais inquiet, car ils avaient mis la main sur mon téléphone portable et avaient accès à mes contacts sur place. »
Rebondissements et complications
De retour à Paris, le plus gros reste à faire. « Le tournage au Maroc était le premier coup de caméra du film. Mais, pour nourrir ce 64 minutes, il me fallait rencontrer les journalistes exilés aux Etats-Unis, en Espagne et en France. J’avais aussi en tête d’interroger Gilles Perrault, de revenir avec lui sur les pressions tentées par le régime de Hassan II pour torpiller la parution de son livre, en 1990 ; sur les menaces, déjà, de rompre les relations diplomatiques ; sur la pérennité des pratiques du Makhzen (l’appareil étatique marocain). Et je souhaitais faire parler politiques et hommes d’affaires français sur la nature singulière des relations entre nos deux pays. » Bref, il travaille. Jusqu’au coup de tonnerre du 27 août 2015, où deux journalistes français, Eric Laurent et Catherine Graciet, sont arrêtés à Paris pour tentative de chantage et d’extorsion de fonds à l’encontre de Mohammed VI. Coauteurs, en 2012, d’un livre très critique sur le roi du Maroc, ils auraient tenté de monnayer la non-publication par le Seuil d’un nouvel opus compromettant pour le Palais.
Une nouvelle complication pour Jean-Louis Pérez, puisque Graciet était consultante sur son film. « Je suis sonné. Avant cet épisode, elle est considérée comme une journaliste indépendante et rigoureuse. Son livre précédent sur le Maroc n’a pas été attaqué par le régime, pourtant friand des procédures. Elle n’a pas de casseroles. Elle m’ouvre son carnet d’adresses, me facilite l’accès à certaines personnes. » Du coup, avec Luc Hermann, le patron de Premières Lignes, ils décident de jouer la transparence, de la faire intervenir dans le film, à l’occasion d’une courte séquence où elle tente de s’expliquer. « Je redoute que cet incident vampirise le film. Cela va être la ligne d’attaque des Marocains pour le discréditer. Je le vois déjà sur Internet. Mais c’est mon film, elle n’était pas présente au tournage ni au montage, n’a pas écrit une ligne du commentaire, est loin d’être la seule source. C’était une enquête difficile. On se cogne un régime, tout de même ! Beaucoup de gens sont pleins d’attente de la diffusion. Certains sont contraints de vivre à l’étranger, leur voix est tellement écrasée. Ils ont un extrême sentiment de solitude à affirmer, depuis des années parfois, que Mohammed VI est un dictateur, à le vivre au quotidien. Je suis fier d’avoir mené ce film jusqu’au bout. »