C’est un navire de rêve à l’histoire tumultueuse, un fameux quatre-mâts si effilé qu’on en oublie jusqu’à sa taille. Le Phocéa.
Mis à l’eau en 1976 sous le nom de Club Med, c’est alors le plus grand voilier du monde (72 mètres), conçu comme une bête de course par le navigateur Alain Colas, disparu en mer deux ans plus tard. Racheté par Bernard Tapie, qui le rebaptise Phocéa, puis par la jet-setteuse Mouna Ayoub, le yacht devient le symbole des années fric, façon célébrités et luxe bling-bling. La mise aux enchères par Ayoub, en 2014, du mobilier, de la vaisselle et des objets du navire s’est transformée en événement médiatique, qui a rapporté 472 120 euros. Voilà pour la légende!
Les documents Malta Files et les Paradise Papers, racontent une tout autre histoire.
Notre collaborateur Laurent Mauduit avait révélé en septembre dernier, dans son livre Main basse sur l’information, que Xavier Niel, patron de Free et copropriétaire du Monde et de L’Obs, était depuis 2010 l’un des propriétaires du Phocéa. Selon nos informations, il détient en fait 50 % du yacht par le biais d’une société maltaise baptisée Phocea Limited, aux côtés des frères Steve et Jean-Émile Rosenblum, fondateurs du site Pixmania, étoile déchue du e-commerce placée en liquidation l’an dernier.
Le choix de Malte est embarrassant pour la onzième fortune française, qui vante ses réalisations dans l’Hexagone (aide aux start-up, École 42) et l’attractivité du pays. « La France est un paradis fiscal », a lancé Xavier Niel à plusieurs reprises. « J’investis et je crois dans ce pays […]. C’est plus simple de créer sa boîte en France qu’aux États-Unis », ajoutait-il en 2014. Il n’a pourtant vu aucun inconvénient à localiser le Phocéa à Malte, le paradis fiscal des yachts (lire notre enquête ici).
Contacté, Xavier Niel n’a pas souhaité exprimer publiquement sa position sur cette affaire. Est-il gêné d’avoir logé le Phocéa dans une structure maltaise ? À moins qu’il n’ait honte des péripéties du yacht, dont l’histoire a tourné au mauvais polar. Niel et les frères Rosenblum l’ont en effet confié en 2012 à un sulfureux homme d’affaires soupçonné de trafic d’armes et de drogue, ce qui a valu au Phocéa d’être bloqué pendant dix mois au Vanuatu. Plus étonnant encore, cinq ans après les faits, Xavier Niel et ses associés n’ont toujours pas réussi à récupérer leur bien !
Les frères Rosenblum semblent avoir tout fait pour éviter que le nom de leur ami Niel ne soit associé à cette affaire. En 2014, ils déclaraient dans Marianne en être « les seuls propriétaires ». Deux ans plus tard, dans le livre Xavier Niel, la voie du pirate, de Solveig Godeluck et Emmanuel Paquette (éditions First, octobre 2016), Steve Rosenblum indiquait que le fondateur de Free n’était qu’un actionnaire parmi d’autres, alors qu’il détient la moitié du Phocéa. « Je n’ai pas souvenir d’avoir dit ça », nous indique aujourd’hui Steve Rosenblum, qui raconte pour la première fois ses déboires avec le navire.
Tout commence avec les frères Rosenblum. Aujourd’hui installés en Israël et à Singapour, ils vivaient à l’époque à Paris. Dès 2005, du temps du succès de Pixmania, ils créent leur holding au Luxembourg, Dotcorp. C’est donc au Grand-Duché qu’atterrissent, un an plus tard, les 38 millions d’euros issus de la revente de 80 % de Pixmania, dont ils restent les patrons. En 2008, ils s’offrent un premier yacht à 1 million d’euros, qu’ils logent dans une première société maltaise, Compass Navigation Limited. Cette structure leur a été conseillée par Arnaud Bezzina, du cabinet luxembourgeois Magellan, un gestionnaire de yachts expert en montages offshore (lire notre enquête ici).
Mais les Rosenblum voient plus grand. En 2010, ils parviennent à convaincre Xavier Niel de s’associer avec eux dans « un projet un peu fou » : racheter le Phocéa. On ignore combien, mais la mise à prix était fixée à 10 millions d’euros. Les repreneurs immatriculent le bateau sous pavillon luxembourgeois, et le logent dans une société maltaise baptisée Phocea Limited, qui appartient à 50-50 à Dotcorp et à la holding française de Niel, NJJ Capital (notre document ci-dessous). Elle n’a jamais publié ses comptes, ce qui est pourtant une obligation légale à Malte.
L’objectif des trois amis est de gagner de l’argent avec le navire, en le louant à de riches plaisanciers. Rénové en juin 2010 dans un chantier naval marseillais, le Phocéa est proposé pour 200 000 euros la semaine. Comme l’a raconté le site Centpapiers, il a surtout croisé en Méditerranée, entre Antibes, San Remo et la Croatie. Steve Rosenblum et sa femme, amateurs d’art, y donnent des soirées très people, comme celle du 31 mai 2011 pendant la Biennale de Venise, immortalisée par le magazine Vogue.
La structure maltaise et le pavillon luxembourgeois ont-ils été choisis pour des raisons fiscales, pour minimiser l’impôt sur les sociétés et les charges sociales de l’équipage ? Steve Rosenblum répond qu’il n’y avait « aucune logique fiscale », et qu’il a simplement suivi les conseils du cabinet luxembourgeois Magellan, à qui il a confié la gestion administrative du bateau. « Je n’ai eu aucune initiative, la personne nous a dit “c’est comme ça que cela se fait” », ajoute-t-il.
Toujours selon Rosenblum, les trois amis n’ont en fait pas bénéficié du faible taux d’imposition maltais sur les profits. « Lors des dix-huit premiers mois d’exploitation, les charges étaient bien supérieures aux revenus, la société n’a réalisé que des pertes », indique-t-il. Déçus, Xavier Niel et ses associés cherchent une solution. Ils estiment que pour devenir rentable, le Phocéa doit être à nouveau rénové pour lui redonner son luxe d’antan. Mais cela coûterait très cher.
C’est pour sortir de cette impasse que les Rosenblum dénichent un homme qui pourrait résoudre le problème : Pascal Vu Anh Quan Saken, 54 ans. C’est un personnage mystérieux. Sur son CV officiel, il prétend être né au Vanuatu. C’est faux. Il s’appelle en réalité Vu Anh Quan. On ignore sa nationalité. Tout ce qu’on sait avec certitude est qu’il est d’origine vietnamienne et qu’il a fait ses études secondaires à Paris, dans le très élitiste lycée catholique Stanislas, où il a obtenu son bac sans mention. Toujours sur son CV, il écrit être diplômé du prestigieux lycée Louis-le-Grand et de l’université de Jussieu.
Pascal Saken dispose de 30 sites internet différents, où il assure sa promotion façon gros sabots. Il y indique posséder un yacht-club pour milliardaires à Shanghai, des chantiers navals en Thaïlande et en Argentine, ainsi que des mines en Afrique. Il se dit aussi diplomate du Vanuatu, affecté depuis 2016 à la représentation de cet archipel polynésien aux Nations unies. « C’est faux », nous a indiqué ladite représentation.
Steve Rosenblum a rencontré Saken il y a une vingtaine d’années, lorsqu’il travaillait pour une société taiwanaise d’objets promotionnels, activité nettement moins glamour que celles qui figurent sur son CV. « Je ne le connaissais pas plus que ça, mais il avait un chantier nautique à Phuket, en Thaïlande, ce qui correspondait au besoin de faire rénover le bateau. » Phocea Limited, la société maltaise de Xavier Niel et des frères Rosenblum, signe un contrat avec lui. Saken devient l’exploitant du navire, encaisse les revenus et s’engage à faire les travaux. S’ils sont bien réalisés comme convenu, l’accord prévoit que Saken devienne propriétaire d’« une partie des titres » de la société qui possède le yacht.
Bref, les trois stars de l’Internet français confient, début 2012, les clés du Phocéa à Saken. Ils n’imaginent pas ce qui les attend. Le 30 mars, l’homme d’affaires s’empresse de faire basculer le navire sous pavillon maltais. Puis il embarque en compagnie d’une jeune mannequin américaine, tout juste recrutée comme responsable des relations publiques du navire. Saken doit normalement emmener le Phocéa dans son chantier de Phuket. Mais il passe le canal de Panama et vogue vers… le Vanuatu, archipel polynésien situé à 600 km de la Nouvelle-Calédonie.
C’est là que le polar commence. Lorsque le navire arrive le 15 juillet 2012 dans la baie de la capitale, Port-Vila, personne ne débarque ni n’accomplit les formalités obligatoires. Curieusement, les autorités ne réagissent pas. Le 22 juillet, la police finit par perquisitionner le bâtiment. Elle soupçonne un trafic d’armes et de drogue. Mais les policiers n’en trouvent pas à bord. Nulle trace non plus de Pascal Saken, qui a pris la fuite.
Tout s’éclaire quelques jours plus tard, lorsque la presse locale révèle qu’avant le raid, les ministres de l’éducation et des affaires étrangères sont montés sur le Phocéa pour remettre à Saken un passeport diplomatique, émis pile la veille de son arrivée. Un grand classique au Vanuatu, pays miné par la corruption. Le chef de la brigade antifraude racontera, quinze jours plus tard, avoir été limogé parce qu’il avait réclamé une perquisition immédiate…
Corruption et passeports diplomatiques de complaisance
Selon une enquête du Vanuatu Daily Post, Pascal Saken a obtenu la nationalité vanuataise en 2010 et a été nommé consul honoraire au Pérou. Il aurait acheté très cher son statut diplomatique par le truchement de son associée locale, une sulfureuse diplomate surnommée « Madame 15 % ». « Elle ne s’en cache pas, puisqu’il s’agit de services rendus qu’elle procure régulièrement aux nouveaux arrivants au profil intéressant », indique à Mediapart le documentariste Pascal Gargiulo, rédacteur en chef de Cambodge Mag, qui se trouvait alors au Vanuatu et a pu rencontrer « Madame 15 % ».
« D’après son ancienne associée, le statut de diplomate intéresse Saken d’abord parce qu’il aurait un besoin d’exister. […] Il transporterait des valises de cash, il ferait du commerce de tableaux, de diamants, […] et chacun sait qu’en étant diplomate, on peut passer les frontières avec beaucoup plus de facilité », avait déjà raconté Gargiulo dans Marianne (voir ci-dessous).
L’affaire rebondit sept mois plus tard. Le 17 janvier 2013, un Boeing 737 version VIP atterrit sans autorisation à Port Moresby, capitale de Papouasie-Nouvelle-Guinée. À son bord, Pascal Saken et un homme qu’il présente comme son frère. Toujours dotés de leurs passeports diplomatiques, ils débarquent avec deux grands sacs et insistent pour nettoyer eux-mêmes l’avion. Ils affirment être venus rencontrer le ministre des affaires étrangères du Vanuatu, celui-là même qui était monté à bord du Phocéa.
Le rapport de police sur l’incident, révélé par le PNG Post Courier, faisait état de « forts soupçons ». L’avion des « frères » Saken venait en effet du Mali, où l’opération Serval de l’armée française contre les djihadistes avait commencé cinq jours plus tôt. L’appareil a fait escale aux Maldives, un paradis fiscal. « C’est d’autant plus intéressant qu’un gros Boeing 737 est idéal pour transporter des armes et autres produits de contrebande », note le rapport.
Pascal Saken « est soupçonné d’avoir voyagé très fréquemment vers des points hostiles et troubles du monde, et d’avoir été récemment impliqué dans des trafics d’armes et de drogue, particulièrement dans le Triangle d’or en Asie du Sud-Est et en Amérique latine, même si l’Afrique est désormais son objectif principal », poursuivent les policiers papouasiens.
Pascal Saken et son « frère » sont relâchés, une fois encore parce que la police n’a rien trouvé. Ils ne sont pas poursuivis, malgré leur entrée illégale sur le territoire. Sur Radio New Zealand, Saken dément catégoriquement et se dit victime d’une « conspiration » : « J’ai été accusé d’être un gangster, d’avoir eu des armes et de la drogue à bord [du Phocéa – ndlr] et de l’avion. Allons, soyons réalistes. […] Si c’était le cas, on serait poursuivis pour des faits très graves. Or, il n’y a rien de tout ça. »
Le journaliste Johnny Blades, qui a réalisé cette interview, se souvient d’un homme « très charismatique, poli, mais en surchauffe, qui passait sans cesse d’un sujet à un autre. Il était très vague sur ses activités. Il disait qu’il était là pour aider le Vanuatu, mais que les politiciens du pays étaient des clowns incompétents ».
Pascal Saken est furieux que sa réputation soit entachée (il obtiendra le retrait de plusieurs articles de presse) et surtout que « son » Phocéa soit toujours bloqué au Vanuatu. Saken prétend en effet en être le propriétaire, alors qu’il appartient toujours à Xavier Niel et aux frères Rosenblum. Le 14 janvier 2013, l’autorité maritime de Malte a d’ailleurs retiré au Phocéa son pavillon maltais pour violation de la réglementation. Selon Radio New Zealand, l’immatriculation avait été obtenue par Saken « sans preuve de propriété et autres documents d’enregistrement »..
À Paris, Steve Rosenblum tombe des nues : « Quand je découvre l’affaire, je lui dis c’est quoi ces conneries ? Il [Pascal Saken – ndlr] me répond que les Vanuatais sont des fous et qu’ils essayent de l’extorquer mais que ça va se régler. Ça a pris le temps que ça a pris, mais la réalité, c’est qu’il est reparti avec le navire. »
D
ébut mai, après dix mois d’immobilisation, Pascal Saken obtient finalement gain de cause. Cette fois, c’est le directeur des ports du Vanuatu qui est limogé pour s’être opposé à la restitution du Phocéa. Le navire a pu prendre le large grâce à un certificat d’immatriculation provisoire obtenu dans des conditions troubles et valable… pour un seul voyage !
La suite est une longue déchéance pour le voilier mythique. À l’été 2013, le Phocéa arrive enfin sur les côtes de l’île de Phuket, en Thaïlande, où il doit en théorie être rénové. Mais en novembre, une tempête tropicale laisse le navire fort mal en point, dangereusement penché sur le flanc.
« Des dégâts considérables ont été causés. Le bateau devra subir une reconstruction totale pour avoir à nouveau son état de navigabilité », écrit Pascal Saken sur l’un de ses sites.
Il promet de le remettre à neuf pour 3 millions d’euros. Il ne les a manifestement pas : le navire, rebaptisé l’Enigma, restera bloqué trois ans à Phuket.
Selon nos informations, le yacht a finalement été convoyé en Malaisie. Il mouille depuis la fin 2016 face au port de l’île de Penang, où son « propriétaire » a apparemment monté une activité de rénovation maritime avec un jeune Brésilien de 24 ans. Comme partout où il passe, Saken a encore fait des siennes. Le 16 septembre 2016, trois mois avant l’arrivée du Phocéa, un yacht à moteur de 30 mètres lui appartenant explose en mer et coule peu après son départ de Penang. L’associé de Saken, qui se trouvait à bord, est porté disparu. Les trois marins, un Serbe, un Croate et un Tchèque, sont repêchés par les autorités et récupérés à quai par Pascal Saken. Il « a refusé de parler à la presse et n’a pas autorisé la presse à parler aux marins blessés », rapporte le journal local Free Malaysia Today.
Pourquoi Xavier Niel et les frères Rosenblum n’ont-ils jamais tenté de récupérer leur navire, cinq ans après l’épisode rocambolesque du Vanuatu ? Steve Rosenblum répond qu’il n’a « pas de base » pour intenter une action judiciaire, puisque Pascal Saken n’a jamais été poursuivi, ni au Vanuatu, ni en Papouasie. Bref, il n’aurait pas violé les termes du contrat passé fin 2011. « Ce contrat a une certaine durée, au terme de laquelle je récupérerai le bateau », ajoute Steve Rosenblum. Reste à savoir si Pascal Saken acceptera vraiment de rendre « son » navire à Xavier Niel et ses associés.
Liberation
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