Il y a quelques rares grandes voix. Souvent inconscientes d’elles-mêmes, seulement lourdes de leur vigueur et de leur sincérité.
Il y a le marais médiatique qui distille un implacable ennui parce qu’il est facile de deviner ce qu’en général il va dire ou écrire.
On va encore me reprocher d’attacher trop d’importance aux médias, comme si on pouvait penser sans l’apport quotidien des informations qu’ils offrent en prétendant les éclairer pour nous – c’est leur faiblesse et leur vanité – par des analyses qui seraient stimulantes alors que la banalité les gangrène. Rien de pire pour les citoyens que de sentir qu’ils « feraient » aussi bien mais d’être cependant tributaires de la substance qu’ils sont les seuls à communiquer.
Peut-être aussi, détestant la fausse rhétorique, celle qui joue à faire croire qu’on peut tout défendre et tout démontrer, suis-je trop attaché à la manière douée ou non de parler ou d’écrire, de persuader ou de contredire. Si cette disposition me conduit je l’espère à ne pas ériger de barbelés intellectuels, elle m’entraîne à être sensible à l’esthétique et pas assez sans doute à l’austérité des propos sans apprêt ni recherche.
Le hasard de ces dernières semaines nous a confrontés à des audaces émanant de personnalités n’hésitant pas à secouer le conformisme intellectuel et médiatique en le sortant de l’endormissement ou de la contemplation béate de soi.
Ce sont les grandes voix que j’évoque dans mon titre et qui sont d’autant plus retentissantes qu’elles s’attaquent à des tabous, des institutions ou de fausses évidences. Elles se caractérisent d’abord par la faculté de refuser la tiédeur et par la volonté de n’user du verbe que pour aller au plus profond de soi et donc de briser, au-delà, le consensus de la banalité protectrice.
Ces grandes voix, ces voix libres – je songe par exemple à Vincent Lindon, Emmanuel Macron, Alain Finkielkraut et Olivier Besancenot, aussi choquant que puisse être pour certains ce groupe idéologiquement disparate – donnent toute sa résonance à cette citation d’un penseur colombien cité par Alain Finkielkraut : « L’intellectuel n’oppose pas à l’homme d’Etat l’intégrité de l’esprit mais le radicalisme de l’inexpérience » (Le Point).
En effet comment ne pas relier à cette dernière, en entendant « intellectuel » au sens large, la dénonciation récente, par le grand acteur et le citoyen passionné, de l’histrionnisme médiatique moquant et dégradant la parole publique, trop souvent, il est vrai, avec le concours déplorable des politiques eux-mêmes ? De même que sa colère face à la présentation caricaturale et populiste de la classe politique sans qu’on tienne jamais compte de ce qu’elle tente d’accomplir pour le bien du pays (C à vous).
Vincent Lindon a le bonheur et la liberté qui résultent « du radicalisme de l’inexpérience ».
Alain Finkielkraut est évidemment l’exemple même de l’intellectuel brillamment et lucidement protestataire, précisément parce qu’il n’a pas la charge de mettre en oeuvre le contraire de ce que son discours récuse.
Si on veut, c’est « le radicalisme » de l’irresponsabilité, qui se permet tout parce qu’il n’est tenu à rien et dont on n’exige que la qualité de l’analyse et la clairvoyance du constat. On a pu remarquer, lors d’une récente émission de télévision, à quel point il était plus que jamais nécessaire de laisser s’exprimer l’une et l’autre.
Lui-même, attentif à ses limites, « n’a jamais pris de haut » les politiques et je n’ai perçu qu’au cours d’un entretien avec lui, la tentation, vite rejetée, qu’aurait pu représenter le ministère de l’Education nationale.
Emmanuel Macron est ministre. Il n’est pas aimé par le socialisme dogmatique, auquel il ne cesse de mettre des bâtons dans les roues. Mais désiré par beaucoup, au-delà de son camp, et réfléchissant sur la France et sur les avancées dont elle a besoin. Il y a quelques mois, il a répondu à des questions dans un registre très conceptuel et philosophique. Sa liberté de pensée et de parole, dans la sphère politique, n’est pas loin de jouer aussi, mais subtilement, sur « le radicalisme de l’inexpérience ». En tout cas sur la répudiation de l’expérience classique, traditionnelle.
Le langage lui sert à déclarer le décès des 35 heures alors que pour d’autres comme le Président ou la ministre du Travail, il vise à leur survie. Quand il ose formuler que « la vie des entrepreneurs est plus dure que celle des salariés », immédiatement il a conscience de jeter un caillou dans l’étang tranquille des idées condamnées au silence. Mais qui ne sent pas, dans cette provocation, un désir de combattre les préjugés ? Il n’y aurait de respect à éprouver que pour les salariés et les entrepreneurs gagneraient énormément d’argent sans rien accomplir. Luxe, calme et volupté : à entendre le café du commerce, cette trinité serait celle des grands patrons. En tout cas, il serait hors de question de leur concéder de la compréhension et de l’estime. Emmanuel Macron est une grande voix qui remue, agite et rend encore plus palpable l’ennui distillé par le marais médiatique.
Enfin, Olivier Besancenot qui est revenu à la surface pour le NPA et qui, après Mélenchon, s’en est pris vigoureusement au ministre Macron pour cette dernière affirmation en l’accusant d’avoir « craché sur 23 millions de Français ». Il a fait preuve d’une alacrité de procureur et je n’ai pas pu m’empêcher de regretter qu’un tel talent habille et habite une idéologie aussi peu accordée au réel, goûtant « le radicalisme de l’inexpérience » parce que le pouvoir est si éloigné d’elle que c’est tout comme.
Nous n’aurons jamais, dans ces médias majoritairement confits, un vrai débat. Par exemple Emmanuel Macron en face d’Olivier Besancenot. Ou l’exaltation d’un sincère comme Vincent Lindon confronté, contre la dérision médiatique, aux politiques de tous bords ; pour qu’il leur dise de mieux faire, pas pour les ridiculiser.
Il y a de rares grandes voix.
Le marais médiatique trouvera bien le moyen de les étouffer, ou de les banaliser.
Mais elles font du bien à qui les écoute.
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